lundi 22 octobre 2007

Avertissement pour la réédition du second manifeste (1946)

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Je me persuade, en laissant reparaître aujourd'hui le Second Manifeste du surréalisme, que le temps s'est chargé pour moi d'émousser ses angles polémiques. Je souhaite que de soi-même il ait corrigé, fût-ce jusqu'à un certain point à mes dépens, les jugements parfois hâtifs que j'y ai portés sur divers comportements individuels tels que j'ai cru les voir se dessiner alors. Ce côté du texte n'est d'ailleurs justifiable que devant ceux qui prendront la peine de situer le Second Manifeste dans le climat intellectuel de l'année où il a pris naissance. C'est bien autour de 1930 que les esprits déliés s'avertissent du retour prochain, inéluctable de la catastrophe mondiale. À l'égarement diffus qui en résulte, je ne nie pas que se superpose pour moi une autre anxiété: comment soustraire au courant, de plus en plus impérieux, l'esquif que nous avions, à quelques uns, construit de nos mains pour remonter ce courant même? À mes propres yeux les pages qui suivent portent de fâcheuses traces de nervosité. Elles font état de griefs d'importance inégale: il est clair que certaines défections ont été cruellement ressenties et d'emblée, à elle seule, l'attitude - tout épisodique _ prise à l'égard de Beaudelaire, de Rimbaud donnera à penser que les plus malmenés pourraient bien être ceux en qui la plus grande foi initiale a été mise, ceux de qui l'on avait attendu le plus. Avec quelque recul, la plupart de ceux-ci l'ont d'ailleurs aussi bien compris que moi-même, de sorte qu'entre nous certains rapprochements ont pu avoir lieu, alors que des accords qui s'avéraient plus durables étaient à leur tour dénoncés. Une association humaine de l'ordre de celle qui permit au surréalisme de s'édifier - telle qu'on n'en avait plus connu d'aussi ambitieuse et d'aussi passionnée au moins depuis le saint-simonisme - ne laisse pas d'obéir à certaines lois de fluctuation dont il est sans doute trop humain de ne pas savoir, de l'intérieur, prendre son parti. Les événements récents, qui ont trouvé du même côté tous ceux que le Second Manifeste met en cause, démontrent que leur formation commune a été saine et assignent objectivement les limites raisonnables à leurs démêlés. Dans la mesure où certains d'entre eux ont pu être victimes de ces événements ou, plus généralement, éprouvés par la vie - je pense à Desnos, à Artaud - je me hâte de dire que les torts qu'il m'est arrivé de leur compter tombent d'eux-mêmes tout comme en ce qui concerne Politzer, dont l'activité s'est constamment définie hors du surréalisme et qui, de ce fait, ne devait au surréalisme aucun compte de cette activité, je n'éprouve aucune honte à reconnaître que je me suis mépris du tout au tout sur son caractère.
Ce qui, à quinze ans de distance, accuse l'aspect faillible de certaines de mes présomptions contre les uns ou les autres ne me laisse pas moins libre de m'élever contre l'assertion récemment apportée *1 qu'au sein du surréalisme les
«divergences politiques» auraient été surdéterminées par des « questions de personnes ». Les questions de personnes n'ont été agitées par nous qu'a posteriori et n'ont été portées en public que dans les cas où pouvaient passer pour transgressés d'une manière flagrante et intéressant l'histoire de notre mouvement les principes fondamentaux sur lesquels notre entente avait été établie. Il y allait et il y va encore du maintien d'une plate-forme assez mobile pour faire face aux aspects changeants du problème de la vie en même temps qu'assez stable pour attester de la non-rupture d'un certain nombre d'engagements mutuels - et publics - contractés à l'époque de notre jeunesse. Les pamphlets que les surréalistes, comme on a pu dire, «fulminèrent» à mainte occasion les uns contre les autres, témoignent avant tout de l'impossibilité pour eux de situer le débat moins haut. Si la véhémence de l'expression y paraît quelquefois hors de proportion avec la déviation, l'erreur ou la « faute » qu'ils prétendent flétrir, je crois qu'outre le jeu d'une certaine ambivalence de sentiments à laquelle j'ai déjà fait allusion, il en faut incriminer le malaise des temps et aussi l'influence formelle d'une bonne partie de la littérature révolutionnaire où l'expression d'idées de toute généralité et de toute rigueur tolère à côté d'elle un luxe de saillies agressives, de portée médiocre, à l'adresse de tel ou tel contemporain. *2


*1 Cf. Jules Monnerot : La Pésie moderne et le Sacré, p. 189.

*2 Cf. Misère de la Philosophie, Anti-Dühring, Matérialisme et Empiriocriticisme, etc.

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