samedi 20 octobre 2007

Préface à la réimpression du manifeste (1929)

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Il était à prévoir que ce livre changeât et, dans la mesure où il mettait en jeu l'existence terrestre en la chargeant cependant de tout ce qu'elle comporte en deçà et au-delà des limites qu'on a coutume de lui assigner, que son sort dépendît étroitement du mien propre qui est, par exemple, d'avoir et de ne pas avoir écrit de livres. Ceux qu'on m'attribue ne me semblent pas exercer sur moi une action plus déterminante que bien d'autres et sans doute n'en ai-je plus l'intelligence parfaite qu'on peut en avoir. A quelque débat qu'ait donné lieu le Manifeste du surréalisme de 1924 à 1929, sans engagement valable ni pour ou contre, il est entendu qu'extérieurement à ce débat l'aventure humaine continuait à se courir avec le minimum de chances, presque de tous les côtés à la fois, selon les caprices de l'imagination qui fait à elle seule les choses réelles. Laisser rééditer un ouvrage de soi, comme celui qu'on aurait plus ou moins lu d'un autre, équivaut à «reconnaître» je ne dis pas même un enfant de qui l'on se serait préalablement assuré que les traits sont assez aimables, que la constitution est assez robuste, mais encore quoi que ce soit qui, ayant été aussi vaillamment que l'on voudra, ne peut plus être. Je n'y puis rien, sinon me condamner pour n'avoir pas en tout et toujours été prophète. Ne cesse d'être d'actualité la fameuse question posée par Arthur Cravan « d'un ton très fatigué et très vieux » à André Gide : « Monsieur Gide, où en sommes-nous avec le temps ? - Six heures moins un quart », répondait ce dernier sans y entendre malice. Ah ! il faut bien le dire, nous sommes mal, nous sommes très mal avec le temps.
Ici comme ailleurs l'aveu et le désaveu s'enchevêtrent. Je ne comprends pas pourquoi, ni comment, ni comment encore je vis, ni à plus forte raison ce que je vis. D'un système que je fais mien, que je m'adapte lentement, comme le surréalisme, s'il reste, s'il restera toujours de quoi m'ensevelir, tout de même il n'y aura jamais eu de quoi faire de moi ce que je voulais être, en y mettant toutes la complaisance que je me témoigne. Complaisance relative en fonction de celle qu'on eût pu avoir pour moi (ou non-moi, je ne sais). Et pourtant je vis, j'ai découvert même que je tenais à la vie. Plus je me suis trouvé parfois de raison d'en finir avec elle, plus je me suis trouvé surpris à admirer cette lame quelconque de parquet : c'était vraiment comme de la soie, de la soie qui eût été belle comme de l'eau. J'aimais cette lucide douleur, comme si tout le drame universel en fût alors passé par moi, que j'en eusse soudain valu la peine. Mais je l'aimais à la lueur, comment dire, de choses nouvelles qu'ainsi je n'avais encore jamais vu briller. C'est à cela que j'ai compris que malgré tout la vie était donnée, qu'une force indépendante de celle d'exprimer et spirituellement de se faire entendre présidait, en ce qui concerne un homme vivant, à des réactions d'un intérêt inappréciable dont le secret sera emporté avec lui. Ce secret ne m'est pas dévoilé à moi-même et de ma part sa reconnaissance n'infirme en rien mon inaptitude déclarée à la méditation religieuse. Je crois seulement qu'entre ma pensée, telle qu'elle se dégage de ce qu'on a pu lire sous ma signature, et moi, que la nature véritable de ma pensée engage à quoi, je ne le sais pas encore, il y a un monde, un monde irréversible de phantasmes, de réalisations d'hypothèses, de paris perdus et de mensonges dont une exploration rapide me dissuade d'apporter la moindre correction à cet ouvrage. Il y faudrait toute la vanité de l'esprit scientifique, toute la puérilité de ce besoin de recul qui nous vaut les âpres ménagements de l'histoire. Pour cette fois encore, fidèle à la volonté que je me suis toujours connue de passer outre à toute espèce d'obstacle sentimental, je ne m'attarderai pas à juger ceux de mes premiers compagnons qui ont pris peur et tourné bride, je ne me livrerai pas à la vaine substitution de noms moyennant quoi ce livre pourrait passer pour être à jour. Quitte à rappeler seulement que les dons les plus précieux de l'esprit ne résistent pas à la perte d'une parcelle d'honneur, je ne ferai qu'affirmer ma confiance inébranlable dans le principe d'une activité qui ne m'a jamais déçu, qui me paraît valoir plus généreusement, plus absolument, plus follement que jamais qu'on s'y consacre et cela parce qu'elle seule est dispensatrice, encore qu'à de longs intervalles, de rayons transfigurants d'une grâce que je persiste en tout point à opposer à la grâce divine.


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